L’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains
(1767, 1877, 1927, 2007)
L’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains, possède une histoire banale, ressemblant à celle de bien d’autres instruments. Construit en 1767 par Adrien-Joseph Potier, il est victime en 1877 d’une restauration romantique qui le prive de ses mixtures. En 1927 la maison Tschanun de Genève le transforme en orgue post symphonique avec l’ajout d’un récit expressif, le dotant de mixtures réalisées dans le pur style de cette esthétique. La mécanique de Potier disparaît pour laisser place à une transmission pneumatique. La vie de l’orgue de Tschanun est prolongée en 1982 par la Manufacture de Grandes Orgues de Genève grâce à l’installation d’une transmission électro pneumatique et l’ajout de mixtures néo classiques. Le materiel de transmission se dégradant lentement mais sûrement, l’orgue est restauré en 2007 par la Manufacture d’orgues St-Martin Sa établie à Chézard-Saint-Martin (Canton de Neuchâtel, Val-de-Ruz). L’orgue est alors mécanisé et la quasi totalité du matériel sonore héritée au fil du temps est conservée.
L’histoire de cet orgue ne mériterait pas un détour si les facteurs qui sont intervenus à la suite d’ Adrien-Joseph Potier n’étaient représentatifs de la facture d’orgue la plus marquante en Suisse romande au cours des âges ; et si lors des tournants décisifs de la vie de cet orgue, les intervenants de l’époque ne s’étaient pas penchés avec respect et conscience historique sur les travaux réalisés par leurs prédécesseurs. A la suite d’un tel parcours commun à bien des orgues, beaucoup d’entre-eux se sont retrouvés au final en ruines et n’ont pas pu être sauvés parce qu’il n’y avait plus rien à sauver. Tel n’est pas le cas ici et l’histoire de l’orgue d’Yverdon-les-Bains est intéressante à plus d’un titre.
Construction de l’orgue en 1767
Le temple d’Yverdon-les-Bains a été construit entre 1753 et 1757 sur l’emplacement de l’église médiévale Notre-Dame, dont ne subsistent aujourd’hui que les stalles, le clochers et cinq cloches fondues entre 1422 et 1491, la sixième en 1646. Cet ensemble campanaire est d’une valeur suffisamment rare pour devoir être évoqué ici. La présence d’un orgue dans un édifice religieux en terre vaudoise n’est pas chose acquise. En effet, la Réforme imposée depuis 1536 interdisait son usage. Rien ne devait séparer le croyant de la parole biblique : seule la mélodie chantée de manière homophonique avait été permise comme seule concession à cette règle, sur le texte des 150 psaumes traduits en français de l’époque. L’introduction de l’orgue en Pays de Vaud débute à la cathédrale de Lausanne appelée à l’époque le « Grand Temple » où le facteur du Toggenbourg Samson Scherrer place en 1733 un orgue de tribune qui ne semble avoir été joué régulièrement lors de cérémonies que lorsque Jean Gründler, organiste d’abord « officieux », sera officiellement titularisé en 1771. En 1764 le facteur Adrien-Joseph Potier, natif de L’Isle en Flandre (actuelle capitale du département du Nord ) construit un orgue pour l’église de Moudon. Entre 1761 et 1765, une souscription publique lancée par le Conseil de la Ville d’Yverdon permet de couvrir les frais de la construction d’un orgue. Trois facteurs sont sollicités : Samson Scherrer qui avait suggéré en 1760 de faire acheter son instrument du « Grand Temple » de Lausanne, propose finalement d’en construire un, identique mais plus modeste. Alexandre Speissegger ayant travaillé à la construction de l’orgue de Morat en 1748 et à Neuchâtel au Temple-du-Bas, ainsi qu’à la collégiale dès 1749. Et Adrien-Joseph Potier ayant travaillé à Moudon non loin d’Yverdon, puis en Pays de Berne : à Thoune (1765), Hilterfinger (1766) et Aaberg (1767). Le 31 mai 1766 le Conseil de la Ville d’Yverdon choisit Adrien-Joseph Potier installé à Burkheim am Rhein en Pays de Bade ; ce qui explique peut-être pourquoi tant l’esthétique des buffets que du matériel sonore est à la fois inspirée des styles français du Nord et de l’Allemagne du Sud. Potier présente un orgue de 19 jeux avec 48 notes aux claviers et 19 notes au pédalier dont voici la composition.
Grand-orgue : Montre 8′, Bourdon 8′, Prestant 4′, Flûte douce 4′, Quinte majeure 2’2/3, Doublette 2′, Larigot 1’1/3, Fourniture 3 rgs 1′, Cornet 3 rg (c’). |
Positif de dos : Bourdon 8′, Principal 4′, Superoctave 2′, Suavial 2′, Quinte mineure 1’1/3, Cymbale 2 rgs 1′. |
Pédale : Bourdon 16′, Octavebasse 8′, Fourniture 2 rgs 2′, Basse de trompette 8. |
II/I (Tirasses ?)
La ville passe contrat le 15 novembre 1766 avec Henri Tschuphauser et Dominique Martinetty exerçant à Fribourg pour exécuter les dorures et les sculptures du buffet. Le 17 décembre de la même année le facteur et menuisier Joseph Moser de Fribourg est choisi pour la construction des buffets du positif et du grand-orgue, sans doute selon les plans de Potier. L’orgue est reçu le 5 octobre 1767 par le Conseil de la Ville d’Yverdon. Le 1er Août 1767, un concours est organisé pour le poste d’organiste. Jean Gründler organiste à Thoune est engagé, il devra conduire les psaumes le dimanche , lors du catéchisme le jeudi et les jours de fête (…) Il devra enseigner l’orgue à deux jeunes bourgeois. En 1777 l’organiste Gaspard Ghiotti intervient pour mettre en jeu quelques registres des orgues qui sont dérangés. On songe à couvrir l’orgue pour éviter que la poussière n’y rentre. Les horlogers Pilet et Piaget sont rémunérés pour quelques réparations.
Une lente dégradation au XIXème siècle
En 1816 le facteur d’orgue neuchâtelois Daniel Monnier intervient pour réparer les soufflets et remettre en jeu 32 tuyaux qui ne parloient point. Il se plaint de ne pas avoir été suffisamment rémunéré pour avoir accompli un travail sur les orgues qu’il a démontées et retenues dans toutes les parties (…) et les avoir remises au ton. En 1831 l’organiste R-G Peyreck explique que le jeu de l’orgue est en désaccord. La Conseil de la Ville se tourne vers le célèbre facteur Aloys Moser qui répond qu’il ne peut pas venir, surchargé de travail, sans doute par la construction de l’orgue de la Cathédrale de Fribourg dont le chantier dura de 1828 à 1834. L’organiste fera lui-même la réparation. Charles Blanchet, l’organiste de Saint François de Lausanne est mandaté en qualité d’expert le 6 mai 1877 en vue d’une restauration complète de l’instrument par Joseph Savoy, facteur d’orgue à Attalens ( Canton de Fribourg). Dans son rapport de réception du 19 décembre de la même année, Charles Blanchet exprime sa satisfaction quant à l’excellence irréprochable des bois et de la bonne qualité des tuyaux neufs. L’année suivante, Jean Savoy installe encore des claviers neufs, remplace le jeu de basse de trompette de 8′ de la pédale par un basson de 16′ et adoucit le son criard du flageolet du positif. On constate que le nombre de jeux de l’orgue restauré reste équivalent sur chaque plan sonore avec l’orgue que construisit Adrien-Joseph Potier ; on imagine donc que les sommiers de Potier ont été préservés. Mais on constate surtout avec stupeur la disparition des mixtures qui devaient sonner comme archaïques pour le goût et la musique de l’époque. La tuyauterie des jeux romantiques provenait peut-être de la firme lucernoise Goll. La composition de l’orgue est alors la suivante :
Grand-orgue : Montre 8′, Flûte 8′, Bourdon 8′, Viole de gambe 8′, Prestant 4′, Flûte 4′, Quinte 2’2/3, Doublette 2′, Cornet. |
Positif : Flûte douce 8′, Bourdon 8′, Salicional 8′, Montre 4′, Flûte pointue 4′, Superoctave 2′. |
Pédale : Bourdon 16′, Octavebasse 8′, Fourniture 2′, Basson 16′. |
II/I (Tirasses ? )
Reconstruction de l’orgue en 1927 par les facteurs Tschanun
En 1911, la paroisse sollicite la Ville pour une participation financière afin d’acheter un orgue neuf. En 1912 une association est créée pour collecter des fonds. Il faut laisser passer les temps de guerre pour qu’en 1923 l’expert Ernst Schiess fournisse un rapport d’expertise. Dans son rapport de 1924, l’expert fait l’éloge du matériel ancien entendu à Yverdon qu’il considère comme l’un des plus beaux de Suisse. Il souligne : Sa tonalité pleine et chantante , unie à une grande douceur. Ces surprenantes qualités sonores proviennent des causes suivantes : l’orgue est à très basse pression (60mm), et tous les jeux sont placés sur sommiers à gravures (…) Le remplacement de cet orgue par un instrument moderne équivaudrait à changer un Stradivarius contre un violon de bazar. Dès lors l’association ne voudra plus d’un orgue neuf et par un procès verbal de 1923 elle écrit qu’il serait sacrilège de mettre de côté ou de donner à un facteur le matériel ancien. En 1925 le buffet de l’orgue est classé monument historique par l’architecte Otto Schmidt, ce qui parait tardif puisque le reste de l’édifice l’avait été en 1900.
Cinq manufactures présentent un devis : La maison Gustave & Adolphe Tschanun de Genève qui propose un instrument de 46 jeux sur trois claviers et pédalier dont un récit expressif . Ils sont réticents à utiliser la tuyauterie ancienne, la considérant comme de trop mauvaise qualité pour être réutilisée. La manufacture Th. Khun de Maennedorf (Zurich) qui considère que mélanger les jeux nouveaux avec les anciens appauvrira l’harmonie et la palette sonore. Elle dit que ces tuyaux anciens sont atteints par la lèpre et qu’ils sont d’une épaisseur trop mince qui ne résisterait pas à une pression moderne. La manufacture Henri Wolf-Giusto à Fribourg. La manufacture Goll & Cie de Lucerne et l’entreprise Haerpfer de Boulay en Moselle. La maison Tschanun et la maison Khun semblent être mises en concurrence par la commission composée d’Ernst Graf (organiste du Münster de Berne), Charles Faller (futur organiste de la cathédrale de Lausanne) et Paul Benner (organiste du Temple-du-Bas à Neuchâtel ). Les rapports semblent tendus entre les membres de la commission. Charles Faller déclare que les sonorités de Tschanun ont une clarté latine, tandis-que les orgues de Th. Khun auraient des timbres nébuleux et criards. Alexandre Dénéréaz dit quant à lui que l’orgue Th. Khun de St Paul à Lausanne est parfait en tous points, aucun son n’est jamais criard ou vulgaire. Par contre l’orgue Goll & Cie de Grandson a un récit qui n’est qu’une boite à couleurs qui ne permet que de faire de la peinture à l’eau. Mais l’enjeu des tensions dans la commission se trouve peut-être dans ce dont se plaint Tschanun : Nous trouvons injuste que nos collègues suisses allemands puissent traiter des affaires tout à leur aise grâce à certains appuis, tandis-que nous ne pouvons rien faire au delà de la Sarine. Un certain nombre d’échanges et de pourparlers ont lieu entre les experts, la commission et la maison Tschanun au sujet de l’intérêt suscité par la sauvegarde du matériel ancien. Le marché est confié aux frères Tschanun au début janvier 1925.
En janvier 1925, un autre appuis confortera sans doute le choix de la commission sur la maison Tschanun dont le savoir-faire technique et esthétique correspond à ce que Louis Vierne écrit dans une lettre du mois de janvier de la même année. Louis Vierne séjourne régulièrement à Lausanne pour s’y faire soigner les yeux. L’association de collecte de fonds est incitée par le musicien Gustave Doret à le consulter. Dans une lettre datée du 30 janvier 1925, 37 Avenue Saint-Ferdinand à PARIS (17ème), Louis Vierne expose un point de vue qui conforte celui de l’expert Ernst Shiess : Je suis convaincu que si les travaux exécutés d’après ce plan, l’orgue d’Yverdon, tout en prenant de l’ampleur, conservera son caractère primitif, ce qui est une excellente chose. Il insiste que les jeux anciens soient conservés, et mélangés aux nouveaux jeux. Je demanderais que le cornet fut prolongé jusqu’au Fa à cause de certains chorals de Bach qui comportent ce jeu et descendant jusqu’au dit Fa. Et dans une autre lettre datée du 14 février suivant, L.Vierne écrit ceci: Le professeur Schweitzer est un de mes excellents amis : il a été élevé comme organiste par Widor qui est également mon professeur : c’est vous dire que nous professons les mêmes idées, quant à l’interprétation de la musique d’orgue et aussi pour la composition sonore et mécanique de cet instrument.
La composition du nouvel orgue de 45 jeux et trois claviers est la suivante :
Grand-orgue : Bourdon 16′ (neuf) , Montre 8′ (Potier) , Bourdon 8′ (Potier) , Gemshorn 8′ (neuf) , Gambe 8′ (Savoy) , Prestant 4′ (Potier et Tschanun), Flûte 4 (Savoy) , Quinte 2’2/3 (Potier) , Doublette 2′ (Potier), Fourniture 4 rgs (neuve) , Cornet (f °) (Potier et neuf) , Cor 8 (neuf) |
Positif : Flûte douce 8′ (Savoy) , Bourdon 8′ (Potier), Salicional 8′ (Savoy) , Flûte 4′ (Tschanun) Nazard 2’2/3 (neuf), Montre 4′ (Potier), Superoctave 2′ (Potier), Cymbale 3 rgs 2′ (neuve) , Cromorne 8′ (neuf) |
Récit expressif (neuf) : Bourdon 16′, Flûte harmonique 8′, Fugara 8′, Salicet 8′ , Voix-céleste 8′, Suavial 4′, Flûte traversière 4′, Piccolo 2′, Fourniture 4 rgs 2′, Sequialtera 2’2/3 et 1’3/5 (emprunt à la Fourniture), Basson 16′, Trompette harmonique 8′, Hautbois 8′, Clairon 4′ |
Pédale : Flûte 16′ (neuf), Soubasse 16′ (neuve), Basse douce 16′ (emprunt au Bourdon 16′ du récit), Principal 8′ (neuf) , Bourdon 8′ (neuf), Violoncelle 8′ (emprunt au Salicet du récit ), Cor de nuit 4′ (neuf), Fourniture 2rgs (emprunt à la fourniture du récit), Basson 16′ (neuf), Trompette 8′ (neuf) |
III/I, III/II, II/I, III/P, II/P, I/P. Le récit devait bénéficier d’un système pneumatique d’octaves aigües au récit tout du moins.
Le buffet du grand-orgue est prolongé d’un seul meuble par l’arrière, d’une manière quelque peu protubérante, afin d’y loger la boite expressive neuve et les jeux de pédale. Le buffet du grand-orgue est relevé de 50 cm et le plancher de tribune abaissé de 6 cm afin de cacher la boite expressive derrière le buffet du grand-orgue. Le buffet du positif est agrandi en profondeur afin de pouvoir loger la nouvelle tuyauterie. Les frères Tschanun s’appliqueront à l’élaboration de sommiers à gravures selon les désirs de la commission. On se dote également d’un système mixte à abrégés au niveau des claviers et pneumatique en direction des sommiers, qui selon l’expert Ernst Schiess permettrait d’obtenir le toucher et la précision de l’orgue mécanique. La pression de l’orgue est augmentée à 63 mm. En raison d’une dépréciation du franc français qui conduira à sa dévaluation en 1928, les fournisseurs parisiens de tuyaux sont assaillis de demandes de l’étranger. Tschanun dit sa difficulté à avancer dans son travail tant par défaut d’obtenir des tuyaux neufs que de trouver des ouvriers capables de réaliser les sommiers demandés. L’expert Ernst Schiess brandit les sanctions financières prévues par le contrat en cas de retard de livraison de l’instrument. Le retard grandira encore à cause d’un incendie qui ravage le bureau de direction de la manufacture. L’orgue est finalement livré par camion prêté par un yverdonnois, moins cher que le train et sur lequel on n’a pas pu tout mettre. Il part de Genève le 20 septembre 1927 vers midi et n’arrive pas à Yverdon avant minuit. L’orgue est finalement inauguré lors du culte du dimanche 9 janvier 1927.
1948-1982 : vers une néo classicisation de l’instrument.
En automne 1948 la Municipalité constate que l’orgue souffre d’un état de sécheresse général provoqué par le système de chauffage à air pulsé du temple. Le facteur Francis Gruaz est choisi pour se pencher sur l’état de l’orgue. Facteur d’orgue à Lausanne, il travaille en collaboration avec la manufacture de grandes orgues Metzler & Söhne à Dietikon (Canton de Zurich). Un travail de relevage est effectué. Tous les tuyaux sont sortis afin d’effectuer un nettoyage complet de l’instrument. Les sommiers sont ouverts pour procéder à un nettoyage des soupapes. Les peaux rongées par les souris sont remplacées, les fentes dans le bois des tuyaux et du dispositif de tirage de jeux causées par la sécheresse sont bouchées. Les feutres sont remplacés à neuf et la machine pneumatique réglée. Un contrat d’entretien est passé avec le facteur d’orgue. Pour pallier aux problèmes de sécheresse, des bacs en zinc remplis d’eau sont disposés dans l’instrument, puis en 1959 un appareil humidificateur est acheté. En février 1967, Francis Gruaz ne peut que proposer une remise à neuf de l’orgue qui s’avère être en triste état. En juin 1967, la Municipalité reçoit le Pasteur Stoos en qualité d’expert qui confirme l’état de délabrement de l’instrument. Il relève la défectuosité de la machine pneumatique et des problèmes de houppements au positif. Sur le plan esthétique il écrit que l’orgue classique de 1767 a perdu sa nature en ayant été transformé en orgue romantique. Que du surplus de jeux graves résulte une sonorité lourde et peu claire. Il préconise de garder les jeux de Potier, les anches en les réharmonisant, de repenser la composition de l’orgue en enlevant des jeux estimés comme lourds et de mécaniser l’instrument. En ce mois de juin 1967, le vent du renouveau de l’orgue baroque semble souffler en Suisse comme ailleurs en Europe. Un orgue ne semble plus digne d’exister dès lors qu’on a le sentiment de ne plus pouvoir y jouer Bach selon la nouvelle esthétique.
Le 5 février 1970, Me Robert Liron avocat et conseiller communal fait une motion au dit Conseil en vue d’expertises pour la restauration de l’instrument. Comme en 1911, une nouvelle commission est formée. Le professeur Schmid, expert des Monuments Historiques ordonne par son rapport de 1973 : un retour à la disposition originale de l’orgue de Potier. La Confédération n’entrera en matière pour une subvention que si les orgues retrouvent leur forme et leur expression primitive. Il demande expressément une restauration soignée des parties originales et une reconstruction fidèle des éléments manquants à l’aide du contrat détaillé de 1766. Jakob Kobelt tempère le rapport de son confrère en introduisant l’idée d’un Potier agrandi, afin de satisfaire aux besoins de la région, comprenant la place que l’orgue du temple a pris dans la vie culturelle de la région yverdonnoise : La reconstruction de la disposition primitive de l’orgue de Potier permettra de jouer cet instrument de 1767. Les augmentations offriront par contre la possibilité de jouer un répertoire plus large (…) et elles ne porteront par atteinte à l’orgue original.
La Manufacture de Grandes Orgues de Genève propose, propose deux versions d’orgues neufs reprenant la meilleure partie du matériel existant. La Manufacture Khun propose quant à elle la reconstruction de l’orgue de Potier. Les manufactures Füglister et Neidardt & Lhôte suivent la proposition de Jakob Kobelt d’un Potier agrandi d’environ 35 jeux, en reprenant une partie du matériel de Tschanun.
Comme lors de la construction de l’orgue de 1927, des tensions commencent à apparaître au sein de la commission des experts qui la compose. Le 5 juillet 1978, apprenant que les Monuments Historiques n’apporteraient que le 66% de la somme en cas de reconstruction d’un Potier agrandi, Claude Reutter, organiste titulaire, amoureux de son orgue, conscient du caractère historique du matériel de Tschanun ne craint pas de nager à contre-courant vis à vis des autres experts de la commission. Il est vrai que dans les consciences, la maison Tschanun avait marqué son époque un peu partout en Suisse romande, par une facture de qualité, réalisant des orgues d’une grande poésie. Dès le milieu des années 1920, la maison Tschanun construisait des orgues post symphoniques avec une conscience de l’orgue classique de l’époque telle que Louis Vierne la décrit dans ses deux lettres citées plus avant. Le titulaire Claude Reutter estime en 1980 que la Suisse a dix ans de retard en matière de classement d’orgues de cette esthétique. Une idée s’installe : vouloir reconstruire l’orgue du XVIIIème siècle équivaudrait à construire un pastiche. Entre-temps, la Manufacture de Grandes Orgues de Genève établit un nouveau devis qui consiste à remplacer la transmission pneumatique par une transmission électro pneumatique et à garder la presque totalité du matériel sonore de l’instrument, à quelques détails près. A la date du 16 avril 1980 lors d’une séance désertée par la plupart de ses membres, la commission arrête son choix sur cette offre. La manufacture procède à un relevage complet de l’instrument. Pour éclaircir l’instrument elle ajoute un rang de un pied à la mixture du grand-orgue, au positif la cymbale est refaite à neuf et un larigot 1’1/3 remplace le salicional. A la pédale, une grosse flûte de 32′ est élaborée à partir de la flûte de 16′, par un dispositif électrique qui la fait sonner sur elle-même à la quinte. Une mixture neuve remplace l’ancienne mixture de pédale. Le travail est terminé pour la fête des Rameaux 1982. Un travail qui tient bon jusque dans les années 1990.
1997-2007 : nouvelle restauration de l’orgue
Lorsque je succède en 1997 à Claude Reutter, le système électro pneumatique crie misère : certains jeux ne peuvent plus être tirés de par la défectuosité récurrente de moteurs. Certaines notes ne jouent plus sur tous les registres, d’autres restent coincées. Certains jeux ne peuvent plus être tirés. Les matières utilisées lors de restaurations précédentes sont vieillissantes, dont des matières carton qui laissent passer l’air. La lenteur de la transmission provoque un son amorphe de sorte que j’ai l’impression de piloter un trois tonnes. L’orgue mériterait un accordage général mais cette action ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Les houppements du positif signalés depuis 1967 demeurent. (photo 6 à 9bis )
Malgré le manque de noblesse technique du matériel de transmission vieillissant, au travers de tous ces défauts je suis conscient de la valeur historique de l’orgue Tschanun tout simplement parce qu’un constat s’impose : cet orgue est beau. Comme par le passé, une Société pour la Restauration de l’Orgue du Temple d’Yverdon-les-Bains se constitue et dès 1998 les premières offres de manufactures arrivent. Les devis qui nous parviennent retiennent surtout l’idée de la reconstitution de l’orgue de Potier, élargi par un troisième clavier limité qui garderait les éléments les plus intéressants de Tschanun ; exactement comme les Monuments Historiques l’avaient préconisé en 1978. Mais se constitue très tôt entre mon collègue Michel Jordan et moi-même, tous deux nommés experts pour la Ville d’Yverdon-les-Bains, un consensus clair : conscients de la valeur historique du matériel de Tschanun en Suisse romande, nous voulons garder l’orgue tel que les apports successifs du temps nous l’ont transmis, mais en mécanisant l’instrument. Nous sommes suivis par la Société dans cette direction. L’expert fédéral Rudolf Bruhin, dans son rapport du 10 novembre 1997, conclut d’ailleurs qu’un relevage serait trop cher pour le résultat obtenu par rapport à une véritable restauration. Il se prononce en faveur d’un orgue Potier restauré à l’état de 1767, mais il comprend que cette solution risque de ne pas satisfaire aux souhaits et il ne s’oppose pas à une restauration de l’ensemble, avec une traction mécanique et la reconstruction d’une console en fenêtre plus respectueuse du buffet de l’orgue. En 2004 les manufactures modifient leurs offres qui vont désormais dans ce sens. La Manufacture d’orgues St-Martin Sa est choisie pour avoir démontré par le passé qu’elle avait su exceller dans des situations plus que compliquées. A l’époque on pouvait citer à leur actif la restauration de l’orgue de la cathédrale de Fribourg construit par Aloys Moser, puis en 1991 la reconstruction de l’orgue de la famille de Jehan Alain à Romainmôtier qui n’existait que dans des cartons avant leur intervention. A Yverdon la transmission pneumatique puis électro pneumatique ont dispersé l’implantation des différentes divisions sonores d’une manière éparpillée et peu logique. La mécanisation impliquait un défit technique qui amenait à repenser l’orgue dans son entier avec la construction de sommiers neufs, tout en gardant la tuyauterie des époques successives, ainsi que l’âme de l’instrument dans ses qualités sonores. La Société pour la Restauration de l’Orgue d’Yverdon-les-Bains se lance dans la récolte de fonds. Une motion est déposée au Conseil communal qui accepte d’entrer en matière si nous parvenons à récolter le 50% de la somme. L’affaire fut menée avec grande diligence par la présidente de la société, Madame Irène Keller, qui en 2005 peut apporter le 65% de la somme nécessaire aux travaux par des dons privés, soit : La Loterie Romande qui nous accorde 250’000 francs. La Fondation de la Caisse d’Épargne et de Prévoyance d’Yverdon-les-Bains qui apporte la somme de 150’000 francs. Le pasteur Pierre Coigny qui lègue à la Ville d’Yverdon-les-Bains le montant de 100.000 francs en vue de la restauration de notre instrument. D’autres dons individuels se montent à 41’000 francs. La Ville sera la plus grande contributrice en complétant ces dons privés par la somme de 340’000 francs environ. (Photos 12 à 16)
Selon son offre du 24 juin 2004, la Manufacture St-Martin remet en valeur le buffet de 1767 en fermant son dos par une cloison permettant au son de mieux se diffuser vers l’avant. Elle sépare la partie Potier de la partie Tschanun par un passage de 86 cm afin de bien réorganiser les parties sonores tout en allégeant l’aspect visuel et donner plus de noblesse technique à l’ensemble. Une console en fenêtre est réalisée, des claviers sont reconstruits en bois et plaqués d’os et de bois de rose. Une traction mécanique de type « suspendu » est réalisée. Les accouplements et tirasses sont mécaniques et une registration électrique permet l’adjonction d’un combinateur électronique. Des sommiers à gravure sont refaits à neuf. La pression du vent est stabilisée par l’installation de cinq nouveaux soufflets à un pli rentrant et table parallèle. Tous les tuyaux en métal sont lessivés à la pression d’eau, débosselés au besoin et les soudures contrôlées. Des réparations d’usage sont effectués pour les tuyaux de bois (fentes). De très rares interventions au niveau de l’harmonisation furent nécessaire, tout au plus un sérieux travail d’égalisation générale des jeux fut réalisé. Au besoin, quelques tuyaux neufs sont exécutés en copie, qu’il s’agisse des tuyaux de Potier ou ceux de Tschanun. Les planchers sont relevés afin de laisser passer les éléments mécaniques et porte-vents. Le buffet en bonne conservation est laissé en l’état. Au niveau de la composition sonore, il y a peu de changements à signaler. Les mixtures du grand-orgue et du récit expressif sont réorganisées de manière plus logiques au niveau de leurs reprises mais conservées. La composition de l’instrument est la suivante :
Grand-orgue (clavier n° 1) : Bourdon 16′ (Tschanun) , Montre 8′ (Potier) , Bourdon 8′ (Potier) , Gemshorn 8′ (Tschanun) , Gambe 8′ (Savoy) , Prestant 4′ (Potier et Tschanun), Flûte 4 (Savoy) , Quinte 2’2/3 (Potier) , Doublette 2′ (Potier), Fourniture 4 rgs (Tchanun et Manufacture St-Martin) , Cornet (f °) (Potier et Tchanun) , Cor 8 (Tschanun) |
Positif ( clavier n° 2 ) : Flûte douce 8′ (Savoy) , Bourdon 8′ (Potier), Flûte 4′ (Tschanun) Nazard 2’2-/3 (Tschanun), Tierce 1’3/5 ( Manufacture St-Martin), larigot 1’1/3 (Manufacture de Grandes Orgues de Genève), Montre 4′ (Potier), Superoctave 2′ (Potier), Cymbale 3 rgs 1′ (Manufacture de Grandes Orgues de Genève ), Cromorne 8′ (Tschanun) |
Récit expressif de Tschanun ( clavier n°3 ) : Bourdon 16′, Flûte harmonique 8′, Fugara 8′, Voix-céleste 8′, Suavial 4′, Flûte traversière 4′, Piccolo 2′, Fourniture 4 rgs 2′ (revue par la Manufacture St-Martin), Sequialtera 2’2/3 et 1’3/5, Basson 16′, Trompette harmonique 8′, Hautbois 8′, Clairon 4′ |
Pédale : Flûte 16′ (Tschanun), Soubasse 16′ (Tschanun), Principal 8′ (neuf), Principal 4′ (Manufacture de Grandes Orgues de Genève), Bourdon 8′ (Tschanun), Sequialtera II, 5-1/3 + 3-1/5 (Manufacture St Martin), Basson 16′ (Tschanun), Trompette 8′ (Tschanun) |
43 jeux. III/II, III/I, II/I. I/P, II/P, III/P, combinateur électronique.
Conclusion
J’ai dans l’esprit l’orgue d’un petit village des Pyrénées construit durant la seconde moitié du XVIIème siècle. Cavaillé-Coll y intervint en réutilisant le maximum du matériel ancien. Un facteur d’orgue y vint au milieu des années 1980, croyant posséder le savoir-faire nécessaire pour remettre l’instrument dans son état premier. Il en résulte que malgré la bonne volonté du facteur en question la reconstruction historique à l’identique est ratée de telle sorte que nous n’avons plus l’orgue baroque et que nous n’avons plus non plus le Cavaillé-Coll. On remarque avec un peu d’observation et de recul que l’on décrie et détruit souvent le travail réalisé 50 ans auparavant avec l’esthétique qui l’accompagne, en réalisant un travail qui sera décrié 50 ans après, invoquant une esthétique nouvelle et sans doute trop sûre d’elle-même, détruisant une nouvelle fois le travail précédent.
On pourrait classer l’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains comme un orgue à tout jouer, ou alors au au goût de certains comme un orgue à ne rien jouer du tout. Mais voilà, la qualité du travail des facteurs qui se sont succédés à Yverdon-les-Bains a forcé le respect au cours des âges. Soit parmi les experts, tel Ernst Schiess dans son rapport de 1923 : le seul fait qu’il porte son attention sur la faible pression de l’orgue (60mm) comme étant l’une des causes de la tonalité pleine et chantante de l’instrument, nous fait penser qu’il était fin connaisseur de l’orgue ancien. Si la conscience historique pour les bâtiments s’éveille en France dès 1834 avec Prosper Mérimée, il faut attendre bien plus longtemps pour que cette conscience atteigne le monde de l’orgue. Les deux lettres de Louis Vierne citées dans cet article sont les témoins d’une esthétique post symphonique. Dans la défense de cette esthétique on doit reconnaître la clairvoyance décisive du titulaire Claude Reutter qui en 1982 s’accrocha avec insistance au matériel de Tschanun, à une époque où ce matériel n’intéressait encore personne. Sa décision prolongea de quelques années le matériel post symphonique d’une destruction irréversible. Dans la lignée de Claude Reutter nous avons eu une réelle prise de conscience en 2007 lorsque nous nous sommes plongés dans une étape délicate de restauration, l’orgue arrivant du point de vue technique au bout d’une vie déjà longuement prolongée. Nous possédions, ( mis à part les mixtures de Potier) l’intégralité des ajouts réalisés sur cet instrument, conservés au cours des âges avec minutie. Reconstruire à l’identique est valable si l’on possède suffisamment de matériel ancien, sans quoi il est souvent trop facile de se vanter de posséder un orgue ancien même s’il est neuf aux trois-quarts. Nous ne savions pas grand chose sur la manière dont les mixtures de Potier sonnaient à Yverdon. Par contre, tant au grand-orgue qu’au récit nous possédions à quelques détails près celles de Tschanun. Et parce qu’en écoutant ces mixtures, elles nous faisaient grandement penser à celles utilisées par Albert Schweitzer dans quelques enregistrements anciens réalisés en Alsace, il semblait qu’elles méritaient d’être sauvées. Elles sont le témoin de l’esthétique d’une époque dans laquelle Albert Schweitzer joua un grand rôle dans le monde organistique parisien. Nous pouvions ici restaurer le matériel existant, tout en pérennisant l’instrument sur le plan technique par une mécanisation réalisée avec le savoir-faire que l’on connaît à la Maison St-Martin. La partie symphonique peut être joué pour elle-même. Le restant de l’orgue Potier également. L’esthétique néo classique de l’année 1982 consista quant à elle sur le plan sonore, seulement à l’adjonction d’un rang d’un pied à la mixture du grand-orgue, tout en lui qui gardant valablement son style et en l’apport d’une cymbale neuve au positif. La tuyauterie étant demeurée intacte au cours du temps, les travaux réalisés en 2007 permettent sur le plan sonore une réversibilité pour les générations futures. La mécanisation quant à elle était inéluctable, la reconstruction d’une machine pneumatique semblant peu réaliste sur le long terme. Les orgues qui cumulent ces strates de vie ne valent sans doute pas un combat, mais à Yverdon-les-Bains notre instrument était représentatif de 250 ans de facture d’orgue en Suisse romande et il nous indiquait qu’il fallait le conserver tel qu’il s’offrait à nous, par un compromis sans doute un brin helvétique.
Bibliographie
Les archives de la paroisse Yverdon-Temple consultés en 1997
Les archives de la Ville d’Yverdon-les-Bains consultés en 2005
Les archives cantonales vaudoises consultées en 1997
Guilhem Lavignotte, « L’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains, 250 ans de manufacture d’orgue en Suisse romande », L’orgue francophone, no 50, décembre 2014 (présentation en ligne [archive])
Guilhem Lavignotte, « L’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains deux siècles et demi de facture en Suisse romande », La Tribune de l’orgue, vol. 52, no 4, décembre 2000, p. 36 à 40 (présentation en ligne [archive])
Guilhem Lavignotte, « L’orgue du temple d’Yverdon-les-Bains », L’orgue revue indépendante, no 3, septembre 20063,10.